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Publié le 16 février 2024

La physique quantique offre de nouvelles potentialités en termes d’outils numériques, qu’il s’agisse de puissance de calcul, de communication ou de détection. Quels en sont les principes, les domaines d’application et les secteurs d’activité concernés ? Où en sommes-nous au niveau belge et européen ? Quelles sont les actions que nous pouvons mettre en œuvre dès maintenant afin que la Wallonie puisse profiter des opportunités offertes par ces récents développements technologiques ?

Physique quantique et numérique


L’application des principes de la physique quantique au domaine numérique recouvre trois réalités distinctes :

  1. l’informatique quantique,
  2. la communication quantique,
  3. et la détection quantique.

Le premier élément concerne des capacités de calcul massivement parallèles hors de portée des ordinateurs classiques, alors que le deuxième s’appuie sur des possibilités de cryptage "inviolable".

Enfin, le troisième adresse l’amélioration de la précision et de la sensibilité des mesures, avec deux applications principales : la métrologie et l’imagerie quantiques.

Tous trois sont autorisés par les propriétés physiques intrinsèques des particules de matière.

Illustration informatique, communication et détection quantiques

Le principal outil qui en découle est l’ordinateur quantique, qui repose sur l’utilisation de processeurs utilisant les propriétés de superposition des particules en l’absence d’interactions avec leur environnement.

Cette capacité démultiplie la puissance de calcul tout en réduisant drastiquement le temps nécessaire pour obtenir un résultat par rapport à un ordinateur conventionnel. Par exemple, des milliers de milliards d’années seraient nécessaires sur un supercalculateur dernier cri pour factoriser des nombres à quelques centaines de chiffres, mais il faudrait seulement quelques heures à un ordinateur quantique de taille modeste pour résoudre ce problème.

D’importants progrès ont été réalisés ces dernières années, particulièrement au sujet du nombre de qbits (bits quantiques) capables de fonctionner de concert. Actuellement, les meilleures expériences permettent de faire fonctionner des processeurs quantiques d’une taille de 400 qbits environ (433 pour l’Osprey d’IBM). IBM a annoncé en décembre 2023 avoir mis au point un ordinateur de 1121 qbits. Il s’agit du Condor, qui a vocation à remplacer l’infrastructure d’Osprey déployée actuellement.

Les conditions de fonctionnement d’un ordinateur quantique sont cependant drastiques :

  • température de fonctionnement proche du zéro absolu (-273°C),
  • isolement matériel (y compris pour l’opérateur) et électromagnétique.

Même dans ce cas, le taux d’erreur est très élevé (1 pour 1000 opérations). Un ordinateur classique doit donc rester "maître du jeu" (définition des calculs à effectuer, corrections d’erreurs, sélection des aberrations, etc).

Des algorithmes spécifiquement écrits pour la quantique doivent être utilisés, tout en restant capables de communiquer avec des algorithmes classiques.

Le fonctionnement d’un ordinateur quantique peut être schématisé comme suit :

Shéma fonctionnement d'un ordinateur quantique

Domaines d’application et secteurs concernés

A côté d’évidentes possibilités d’usages en matière de recherche (simulations de systèmes quantiques, physique fondamentale, décomposition matricielle, biotechnologies), des applications concrètes sont d’ores et déjà mises en place ou envisagées, comme :

  • le calcul d’optimisation dans le domaine de la mobilité, des chaînes d’approvisionnement ou de l’analyse financière,
  • la cryptographie (les systèmes quantiques sont complètement résistants aux tentatives de décryptage "classiques "),
  • l’apprentissage automatique (recherche de solutions dans de grands espaces de données, machine learning en intelligence artificielle),
  • la simulation de matériaux et de processus industriels complexes,
  • la détection de haute précision, hors de portée des senseurs conventionnels (mesures),
  • le support au fonctionnement du Cloud (ce qui déjà le cas au niveau mondial).

Les secteurs d’activité pouvant bénéficier des avantages de la quantique sont donc très nombreux :

  • Biotechnologies
  • Défense et sécurité (cybersécurité)
  • Transport et logistique
  • Banques et secteur financier au sens large
  • Industrie manufacturière, dont l’aérospatial
  • Construction (dans le cadre des smart cities)
  • Informatique et télécommunications
  • Secteur de la santé (applications médicales de la détection quantique)
  • Environnement et géologie (idem)
  • Tout secteur ayant intérêt à utiliser l’IA

Les deux premiers secteurs semblent les plus immédiatement porteurs au niveau wallon, d’une part en raison de l’écosystème existant (Biotech) et d’autre part en raison des besoins exprimés par les entreprises et les pouvoirs publics.

Intérêt économique

Toute organisation ou groupe d’organisations ayant accès à des ordinateurs quantiques dispose potentiellement d’importants avantages concurrentiels en termes d’innovation (développement rapide de nouveaux produits) et de compétitivité (optimisation des process).

Le développement de la cryptographie quantique est également très prometteur, même si cela nécessitera un cadre juridique strict encore à définir (l’inviolabilité des messages pouvant constituer un problème de sécurité en cas d’usages mal intentionnés).

Par ailleurs, au plan mondial, il existe un intérêt évident pour la Wallonie à se positionner dans le cadre du développement du "marché quantique", qui est très prometteur.

Graphique des prévisions de l'évolution de la taille du marché mondial de l'informatique quantique

Les programmes en cours qui seraient renforcés par un support au déploiement de la quantique sont également nombreux : Industrie du Futur, Digital Wallonia 4.AI, Cyberwal, Construction du Futur, etc.

Cependant, il reste encore à stimuler le développement de l’offre et de la demande au niveau régional, tout en s’insérant dans l’existant afin de créer un véritable écosystème "quantique" en Wallonie.

De même, afin d’autoriser l’exploitation du potentiel quantique par les entreprises et les organisations régionales, il y aura lieu de stimuler la mise en place de capacités de développement de compétences avancées dans le domaine (algorithmique, expertise technique hardware, identification d’applications concrètes). Cela ne pourra se faire que via des partenariats public / privé (par exemple IBM peut offrir une gamme de formations, webinaires, use cases, formateurs, etc) et l’insertion dans les programmes européens correspondants.

Acteurs, écosystème et initiatives existantes

La quantique est en l’état totalement embryonnaire en Belgique francophone. Si l’on excepte les principaux acteurs étrangers présents sur le territoire (Microsoft, Google, IBM), on relève :

Deux entreprises explicitement actives dans le domaine :

  • Thales (pour des applications big data, IA et cybersécurité)
  • IQrypto (startup, applications de cryptographie à destination des banques, services de sécurité, etc.)

Deux centres de recherche spécialisés :

Un supercalculateur

  • Lucia (le supercalculateur opéré par CENAERO à destination de l’écosystème wallon du calcul haute performance) n’est pas équipée de processeurs quantiques. Néanmoins, par sa relation privilégiée avec LUMI (supercalculateur classé au 5ème rang du Top500 ; consortium dont la Wallonie fait partie) et LUMI-Q (calculateur quantique en cours d’acquisition ; consortium dont l’université d’Hasselt fait partie), un accès à des capacités de calcul quantiques est envisageable via la connexion au réseau de recherche européen GEANT.

Au niveau belge

En Belgique, les choses ont récemment évolué avec la création de la Quantum Community rebaptisée récemment Quantum Circle.

Il s’agit d’une initiative de Proximus visant à créer une communauté d’acteurs quantiques à l’échelle nationale, regroupant les offreurs de solutions, les centres de recherche spécialisés et les principaux utilisateurs actuels et potentiels. Son objectif est d'offrir à la Belgique une place dans le développement européen de l’informatique et de la communication quantique. Le modèle est fort similaire au Réseau IA wallon, dont il s’inspire explicitement.

Le lancement a eu lieu le 6 décembre 2023 au travers d'une première réunion des "partenaires fondateurs" parmi lesquels figurent : Proximus, Agoria, Belfius, Total Energies, Johnson & Johnson, Ernst & Young, Vlaams Centrum voor HPC, Smals, Imec, Cronos, KBC, Vlaamse Overheid, CENAERO et l’Agence du Numérique. Le réseau de partenaires continue à s’étoffer et une première liste de use cases a été identifiée.

Au niveau européen

Trois initiatives principales sont à relever :

  1. Quantum Technologies Flagship : programme de R&D et d’innovation à long terme visant à placer l’UE à la pointe de la "deuxième révolution quantique" : le déploiement de technologies fonctionnelles et accessibles dans les domaines du HPC, des senseurs, de la simulation, de la cryptographie et des télécommunications. L’horizon est à une dizaine d’années, avec des budgets de l’ordre d’un milliard d’Euros.
  2. L’EuroHPC Joint Undertaking: intégration d’ordinateurs quantiques d’ici 2025 dans 6 sites HPC de l’UE (Allemagne, France, Italie, Espagne, Pologne et Tchéquie), sur un modèle hybride informatique classique /quantique. EuroHPC a également développé un réseau de centres de compétence dans chaque état membre pour le calcul haute performance et les technologies associées. Cenaero coordonne le centre de compétence belge.
  3. European Quantum Communication Infrastructure (EuroQCI) Initiative : doter toute l’UE d’une infrastructure de communication quantique. Une déclaration commune des états-membres a été signée en 2019, mais peu d’avancées concrètes sont à relever à ce stade.

Quelques initiatives pionnières

Ces initiatives sont basées sur des partenariats public / privé, comme :

  • Le Data Center quantique européen d’iBM - Bade-Wurtemberg. Il devrait être opérationnel courant 2024, avec plusieurs systèmes d'informatique quantique, chacun doté de processeurs quantiques de plus de 100 qubits. Il sera situé sur le site d'IBM à Ehningen, en Allemagne, et servira de région Cloud européenne d'IBM Quantum. Les utilisateurs en Europe et ailleurs dans le monde pourront louer des services au sein de ce datacenter pour leurs activités de recherche basées sur le Cloud.
    Le datacenter est conçu pour aider les clients à continuer à gérer leurs exigences en matière de réglementation européenne des données, y compris le traitement des programmes quantiques à l'intérieur des frontières de l'UE. Cette installation sera la deuxième région Cloud quantique d'IBM à travers le monde.
    Les utilisateurs européens pourront explorer les utilisations potentielles de l'informatique quantique, notamment dans les domaines de la science des matériaux, de la physique des hautes énergies, de la transition énergétique, du développement durable et des applications financières. Il s’agit d’un élément clé des efforts déployés par IBM pour collaborer avec les principales entreprises, universités et administrations européennes afin de faire progresser le quantique et de constituer une main-d'œuvre quantique en Europe.
  • Teratec Quantum Computing Initiative. Lancé par Teratec (pôle européen de compétences en simulation numérique à haute performance) en 2018 en association avec de grands partenaires : Total, EDF, Atos, Dassault-Aviation, Airbus, Naval Group, le CEA, Thalès, l'IFPEN, l'ONERA, l'Université Paris7 et l'Université de Reims Champagne Ardennes. L'objectif est de développer un écosystème français et européen du calcul quantique afin de préparer et d’organiser la montée en compétences des industriels dans le domaine, choisir et réaliser des cas d'usages significatifs pour ces industriels, et proposer la mise en œuvre de coopérations internationales. Teratec, au travers de ses liens avec Cenaero, a déjà exprimé sa disponibilité pour partager son retour d’expérience.
  • Le centre de calcul quantique IBM-Euskadi. IBM et la Fondation basque pour la science (Ikerbasque) ont conclu un accord qui doit aboutir à l’installation au Pays basque espagnol, plus précisément à Saint-Sébastien, du centre de calcul quantique IBM-Euskadi. Le Pays basque espagnol va donc abriter le second ordinateur quantique IBM qui entrera en fonction en Europe, d’ici fin 2024. La communauté de chercheurs locaux et leurs partenaires internationaux sont les destinataires de ce projet, avec pour domaines d’application la physique, les sciences de l’information, et le génie des matériaux. L’ambition affichée par IBM et Ikerbasque est de fournir aux chercheurs et à leur écosystème un environnement d’exécution conteneurisé pour les programmes quantiques via les services Qiskit Runtime, mais aussi de contribuer à l’augmentation du nombre de talents formés aux technologies quantique. Euskadi rejoint ainsi plus de 200 membres du Quantum Network d’IBM.

Pour en savoir plus

À propos de l'auteur.

Renaud Delhaye


Agence du Numérique